Interdiction administrative de manifester : libertés en danger ?

C’est dans le cadre d’un rapport parlementaire qui n’en finit pas de faire polémique qu’a été proposé au législateur d’introduire dans le droit français l’interdiction administrative de manifester (IAM), soit la possibilité, pour le Préfet d’interdire à un ou plusieurs individus identifiés de manifester, pour une durée déterminée (Rapport parlementaire du 21 mai 2015).

Ce rapport parlementaire fait directement suite, et écho, aux différents évènements tragiques ayant récemment entaché la société française (attentats terroristes de janvier 2015, et mort d’un participant lors de l’occupation du barrage de Sivens).

Si l’impératif de sauvegarde de l’ordre public qui sous-tend la mesure est compréhensible, la création de l’IAM soulève toutefois un certain nombre d’interrogations légitimes quant à son impact sur l’exercice des libertés fondamentales, dans une société démocratique.

1/ Le cadre juridique de l’interdiction administrative de manifester

L’IAM, mesure de police administrative, serait très certainement prononcée par :

  • Le Préfet de police à Paris,
  • Et le Préfet de département, dans le reste de la France.

L’interdiction, qui prendrait la forme d’un arrêté motivé, serait la conséquence de l’appréciation portée par le Préfet sur le comportement de l’individu. L’autorité préfectorale devrait en effet apprécier si la personne concernée constitue une menace pour l’ordre public, en utilisant le faisceau d’indices suivant :

  • L’individu a déjà été nominativement condamné, ou est « connu en tant que casseur violent»,
  • Des risques sérieux et manifestes de trouble à l’ordre public sont existants,
  • Des indices matériels faisant redouter la commission d’une infraction à l’occasion de la manifestation ont été relevés.

Dans le langage très spécifique, et alambiqué, des rapports parlementaires, l’arrêté emporterait alors « interdiction de pénétrer, pendant une durée très précise, au sein d’un périmètre également très déterminé à peine de se rendre coupable d’un délit spécifique devant être défini ».

Une telle interdiction permettrait ainsi aux forces de l’ordre, constatant la présence de la personne dans le périmètre interdit durant la période concernée, de l’interpeller immédiatement en flagrant délit et de la faire garder à vue.

S’agissant de l’atteinte potentielle à une, ou plusieurs, libertés fondamentales, des garde-fous seraient prévus selon les rapporteurs dans la mesure où :

Il ne serait bien évidemment pas sérieux de porter, à ce stade, un jugement hâtif sur une mesure qui n’est qu’envisagée, dans le cadre d’un simple rapport parlementaire. La protection des libertés fondamentales nécessite toutefois une attention permanente, et souvent préventive. Nous ne pouvons dès lors nous empêcher d’esquisser, très en amont, les risques potentiels d’une telle mesure sur les libertés fondamentales des citoyens français, que nous identifions d’ores et déjà.

2/ Les risques d’une procédure non-contradictoire, maîtrisée intégralement par le Préfet

En premier lieu, et avant toutes choses, le pouvoir exorbitant et souverain du Préfet, dans l’appréciation portée sur le comportement de l’individu (conditionnant l’interdiction prononcée) pose nécessairement question au regard de l’impératif constant de protection des libertés fondamentales.

Qu’il soit ainsi permis de porter les interrogations légitimes suivantes :

  • Quelle est la définition juridique, ou quels sont les critères de qualification d’un individu « connu en tant que casseur violent » ?
  • Le fait d’avoir déjà été nominativement condamné pour des faits de violence constitue-t-il automatiquement un obstacle à la participation future à toute manifestation, si le Préfet le décide ? Dans un tel cas, s’agit-il d’une peine complémentaire, voire d’une double-peine ?

Le risque de l’arbitraire dans la prise de décision doit toujours être soulevé par le juriste, comme l’une des principales atteintes aux libertés fondamentales.

Or l’absence de tout débat contradictoire avant la prise de décision du Préfet, et l’absence d’intervention de tout magistrat dans la procédure conduisent nécessairement à des inquiétudes légitimes, comme l’a également rappelé le Syndicat de la Magistrature.

Ces inquiétudes sont d’autant plus vives, que l’interdiction de manifester existe déjà en droit français, sous la forme d’une peine complémentaire prévue à l’article L. 211-13 du code de la sécurité intérieure, qui dispose que :

« Les personnes s’étant rendues coupables, lors du déroulement de manifestations sur la voie publique [de certaines infractions] encourent également la peine complémentaire d’interdiction de participer à des manifestations sur la voie publique, dans des lieux fixés par la décision de condamnation, pour une durée ne pouvant excéder trois ans. […] Le fait pour une personne de participer à une manifestation en méconnaissance de cette interdiction est puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende. »

Il est par conséquent à craindre que l’IAM se substitue, à l’avenir, à l’interdiction judiciaire de manifester, à savoir que les garanties d’une procédure pénale, contradictoire, devant magistrat soient remplacées par une procédure unilatérale, non-contradictoire, et arbitraire intégralement maîtrisée par l’autorité préfectorale.

3/ Une mesure excessive au regard du risque de trouble à l’ordre public ?

En deuxième lieu, nous persistons à penser que la liberté est la règle, et la restriction de police l’exception (CE, 10 août 1917, Baldy, n°59855).

Par conséquent, le Conseil d’Etat a toujours veillé au respect du principe selon lequel l’autorité compétente doit toujours, avant de prendre une mesure de police, s’interroger sur le caractère excessif, ou pas, de la mesure par rapport au risque de trouble à l’ordre public (CE, 19 mai 1933, Benjamin, n° 17413 et 17520).

Au cas présent, nous ne pouvons que nous interroger sur l’adéquation de la mesure envisagée (interdiction pure et simple de manifester, visant un ou plusieurs individus) avec sa finalité (la sauvegarde de l’ordre public). Pour le dire autrement, la présence de tel ou tel individu au sein d’une manifestation entrainerait-elle nécessairement un risque tel de trouble, que seule l’interdiction préventive de leur participation à l’évènement serait à même de rétablir l’ordre public ? N’y-a-t-il pas de possibilité de surveiller, encadrer, tel ou tel individu identifié comme potentiellement créateur de trouble(s) tout en le laissant participer à la manifestation ? Ceci quitte à se mettre en mesure de l’interpeller très rapidement dans l’hypothèse de l’imminence de la commission d’une infraction (que l’on pense, notamment, à l’utilisation de caméras de surveillance de très haute définition, et/ou de drones).

4/ Un regrettable renversement de paradigme en matière de protection de l’ordre public

En troisième lieu, nous regrettons, pour ce qui nous concerne, la tendance actuelle au renversement de paradigme en matière de protection de l’ordre public, déjà dénoncé dans le cadre d’un précédent article sur ce qu’il est convenu d’appeler « l’affaire Dieudonné ».

La philosophie du système juridique français, en la matière, était en effet la suivante :

  • En amont, dans la mesure du possible, sauf trouble excessif, certain et caractérisé à l’ordre public, une autorisation de toute(s) activité(s), réunion(s) publique(s), et manifestation(s) au nom, notamment, de la liberté d’expression et de la liberté d’aller et de venir ;
  • En aval, une pénalisation des comportements/propos qui pourraient être tenus lors de telles activités(s) / réunion(s) publique(s) / manifestation(s).

Alors que l’équilibre était ainsi trouvé, la tendance actuelle est à l’inversion du schéma, c’est-à-dire à l’interdiction préventive de l’activité, la réunion, ou la manifestation concernée, au regard du risque de trouble à l’ordre public, et en l’absence de la commission de toute infraction (effet trivialement appelé par certains « Minority Report », du nom du célèbre film de science-fiction). La création de l’IAM renforce malheureusement cette tendance, puisqu’elle conduit à exclure préventivement d’une manifestation des individus identifiés, en l’absence de la commission, et même de la tentative, de toute infraction lors de l’évènement.

Nous comprenons la volonté des pouvoirs publics de ne pas attendre la commission de l’irréparable pour se borner à sanctionner a posteriori le responsable, mais de préférer en empêcher sa réalisation. Nous estimons toutefois que le schéma suivant emporte un risque certain sur les libertés fondamentales, et est au demeurant simpliste :

présence d’un individu à une manifestation

risque automatique de trouble à l’ordre public

= trouble automatique à l’ordre public

= infraction(s)  

On précisera, pour être complet, que la création de l’IAM devrait être sans effet sur le régime général de l’organisation de la manifestation elle-même, soumise à la déclaration préalable (articles L. 211-1 à L. 211-14 du code de la sécurité intérieure).

5/ L’inefficacité de tout recours juridictionnel

En quatrième lieu, l’interdiction administrative de manifester rappelle nécessairement l’interdiction administrative de stade (IAS), régie par l’article L332-16 du Code du Sport, dont elle est inspirée. Or l’impact négatif de l’IAS, existante en droit français depuis 2006, sur la sauvegarde des libertés fondamentales n’est plus à démontrer.

En effet, comme tout arrêté de police administrative, l’IAM (comme l’IAS) sera susceptible de recours pour excès de pouvoir (REP) porté devant le Tribunal Administratif de ressort dans le délai de deux mois à compter de sa notification à l’intéressé. L’effet utile d’un tel recours sera toutefois immédiatement neutralisé par l’engorgement de la juridiction administrative (délai moyen de jugement de 2 ans, voire plus), l’absence d’effet suspensif du recours, et la proximité immédiate de la manifestation (on imagine que l’IAM sera prise dans les jours qui précèdent la manifestation programmée).

L’inutilité du REP porté contre une IAM pourrait toutefois être palliée par l’exercice d’un référé-suspension, ou mieux, d’un référé-liberté, contre l’acte administratif.

La voie du référé-suspension ne nous paraît toutefois pas constituer une solution en la matière dans la mesure où, avant toutes choses, même s’il s’agit d’une procédure d’urgence, il est constaté en pratique un délai moyen de jugement de 15 à 20 jours de cette typologie de demande (délai variant toutefois en fonction des juridictions). Un tel délai est pas conséquent de nature à priver d’utilité cette voie de recours, en supposant que le Préfet notifie les IAM à proximité immédiate de la date de la manifestation, ce qui devrait être le cas. Au surplus, le doute sérieux quant à la légalité de la décision, condition du référé-suspension, sera certainement difficile à établir (Article L521-1 du Code de Justice Administrative).

Le référé-liberté semble par conséquent constituer le meilleur rempart pour tempérer l’effet négatif que pourraient avoir les IAM sur les libertés fondamentales. Ce recours présente en effet pour principal avantage l’obtention d’une décision juridictionnelle dans un délai très réduit de 48 heures. Il suppose toutefois de démontrer l’urgence, et l’atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale (Article L521-2 du Code de Justice Administrative). Au cas d’espèce, on pense naturellement à la liberté d’expression (à laquelle se rattache la liberté de manifester, selon le Conseil Constitutionnel – voir Décision n° 94-352 DC du 18 janvier 1995), à la liberté d’aller et venir (Conseil Constitutionnel, Décision n° 79-107 DC du 12 juillet 1979), ou encore à la liberté de réunion. Tout praticien sait toutefois que les conditions drastiques du référé-liberté limitent les possibilités d’obtenir satisfaction (suspension de l’exécution de la décision, notamment) à des situations extrêmement rares.

Que l’on fasse le parallèle avec l’IAS (stade), où la voie du référé est systématiquement fermée par le juge administratif, pour défaut d’urgence, ou absence de liberté fondamentale à laquelle aurait été portée une atteinte (même si une ordonnance récente du Conseil d’Etat, très commentée, pourrait changer la donne sur l’IAS – voir CE, ordonnance, 8 novembre 2013, Olympique Lyonnais et autres, n°373129 et 373170).

Il est par conséquent à craindre qu’aucun recours juridictionnel ne soit véritablement efficace pour faire échec à l’exécution de l’IAM dans les délais, c’est à dire avant le départ de la manifestation concernée.

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Dans la recherche d’une conciliation entre la protection des libertés fondamentales et la sauvegarde nécessaire de l’ordre public, le juste équilibre doit toujours être privilégié : il nous semble toutefois à ce stade que l’introduction de l’IAM en droit français et sa procédure unilatérale, non-contradictoire et sans recours juridictionnel efficace, constituerait un empiètement supplémentaire sur les libertés fondamentales des citoyens français.

Nous espérons nous tromper.

Pierrick Gardien
Avocat Droit Public
Barreau de Lyon

Ligne directe : 07.64.08.45.41

pierrick.gardien@avocat-conseil.fr

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Un commentaire pour Interdiction administrative de manifester : libertés en danger ?

  1. Julien dit :

    Quand on vous dit que les supporters de foot, ces sous-hommes indignes d’intérêt, servent de cobayes à la construction d’un régime policier… http://www.regards.fr/web/article/les-supporters-de-football-cobayes

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