Peut-on juridiquement interdire Dieudonné ?

L’actualité la plus récente a porté, en cette fin d’année, l’humoriste français Dieudonné M’BALA M’BALA sur le devant de la scène médiatique. Certains confrères ont ainsi notamment dénoncé le caractère antisémite du geste dit de la « quenelle » popularisé par M. M’BALA M’BALA (terme jusqu’alors pourtant réservé à la gastronomie lyonnaise), et repris récemment par le footballeur Nicolas ANELKA.

Par communiqué en date du 27 décembre 2013, le Ministère de l’Intérieur a par suite décidé, à propos de Dieudonné, « d’étudier de manière approfondie toutes les voies juridiques permettant d’interdire des réunions publiques qui n’appartiennent plus à la dimension créative mais contribuent, à chaque nouvelle représentation, à accroître les risques de troubles à l’ordre public ».

L’ambition du Ministère de l’Intérieur, explicitée également dans la presse, est ainsi d’interdire « dès 2014 », et a priori, toute nouvelle représentation de M. M’BALA M’BALA sur le territoire national (à la fois à Paris, où l’humoriste assure la plupart de ses représentations au Théâtre De La Main D’Or [75011], et en province).

Communiqué du Ministère de l’Intérieur en date du 27 décembre 2013 "Condamnation des propos racistes et antisémites de Dieudonné M’BALA M’BALA"

Communiqué du Ministère de l’Intérieur en date du 27 décembre 2013 « Condamnation des propos racistes et antisémites de Dieudonné M’BALA M’BALA »

Une telle interdiction pourrait être formalisée dans une circulaire, adressée aux Préfets par le Ministère de l’Intérieur « dans les prochains jours ».

Force est toutefois de constater, en se gardant de toute polémique, qu’une telle annonce du Ministère de l’Intérieur, qui monopolise l’attention des médias en cette période creuse de fêtes de fin d’année, relève davantage de la sphère politique et médiatique, que juridique.

En effet, le droit public en général, et le Conseil d’Etat en particulier, considèrent traditionnellement que la liberté est la règle, et la restriction de police l’exception (CE, 10 août 1917, Baldy, n°59855). Par conséquent, le Conseil d’Etat a posé le principe selon lequel l’autorité compétente doit toujours, avant de prendre une mesure de police, s’interroger sur le caractère excessif, ou pas, de la mesure par rapport au risque de trouble à l’ordre public (CE, 19 mai 1933, Benjamin, n° 17413 et 17520).

Ainsi, et à titre d’exemple, s’il apparaît que les troubles à l’ordre public susceptibles d’être provoqués par une réunion publique ne sont pas d’une gravité telle que l’ordre public ne puisse être maintenu que par son interdiction, cette dernière doit être maintenue, sous peine d’entacher d’illégalité la mesure d’interdiction qui pourrait être prise (CE, 14 mai 1982, Association internationale pour la conscience de Krishna, n° 31102).

Le raisonnement du juge administratif, dont l’office est de contrôler la légalité de la mesure de police présentée devant lui, sera ainsi le suivant :

  • Le juge vérifiera si la mesure de police émane de l’autorité compétente, et a été prise, le cas échéant, selon les procédures et les formes prescrites,
  • Le juge vérifiera si la finalité de la mesure de police consiste à maintenir l’ordre public,
  • Le juge contrôlera la proportionnalité de la mesure prise au regard du but poursuivi (maintien de l’ordre public),
  • Et, au besoin, le juge demandera à l’autorité administrative ayant pris la mesure d’apporter la preuve que la mesure de police n’était pas excessive.

En définitive pour qu’une mesure de police soit légale, il faut qu’elle tende à maintenir l’ordre public par les moyens les moins rigoureux possibles (CE, 21 janvier 1994, Commune de Dammarie-Les-Lys, n° 120043).

Il résulte de ce qui précède que toute mesure de police portant interdiction générale et absolue d’exercer une activité, ou de tenir une réunion publique doit être regardée comme illégale (CE, 19 mai 1933, Benjamin, n° 17413 et 17520) sauf si l’autorité qui a pris la mesure peut démontrer qu’il n’y avait pas d’autres moyens de sauvegarder l’ordre public (qui recoupe le traditionnel triptyque sécurité publique – tranquillité publique – salubrité publique, Article L.2212-2 du Code général des collectivités territoriales) (CE, 13 mars 1968, Époux Leroy, Rec.178, AJDA 1968.221)

Enfin, il est constant que toute mesure de police doit respecter les principes inhérents à la République tels la liberté d’expression (à valeur constitutionnelle, voir les articles 10 et 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789)  et/ou la liberté du commerce et de l’industrie (CE, avis, 22 novembre 2000, Société L&P Publicité, n°223645) (CE, 3 novembre 1997, Société Million et Marais, n°169907).

Il est donc clair que la philosophie du système juridique français, en la matière, est la suivante :

  • En amont, dans la mesure du possible, sauf trouble excessif, certain et caractérisé à l’ordre public, une autorisation de toute(s) activité(s) et réunion(s) publique(s), au nom notamment de la liberté d’expression et de la liberté du commerce et de l’industrie (interdiction, de facto, de la censure) ;
  • En aval, une pénalisation des propos qui pourraient être tenus lors de telles activités(s) / réunion(s) publique(s).
Le footballeur Nicolas ANELKA, reprenant le geste dit de la "quenelle" popularisé par Dieudonné

Le footballeur Nicolas ANELKA, reprenant le geste dit de la « quenelle » popularisé par Dieudonné

Au cas d’espèce, au regard de l’état du droit sus-rappelé, il ne fait aucun doute que le Ministère de l’Intérieur, malgré sa déclaration d’intention, ne sera pas juridiquement en mesure, en l’état actuel du droit, d’interdire a priori, toute nouvelle représentation de l’humoriste Dieudonné M’BALA M’BALA à Paris et en province. Une telle mesure serait en effet nécessairement regardée par le juge administratif comme disproportionnée, en tant qu’elle serait générale et absolue. Par ailleurs, le juge administratif serait fondé à censurer cette mesure comme excessive, par rapport au risque de trouble à l’ordre public généré par les spectacles de M. M’BALA M’BALA (si personne ne peut nier que le risque de trouble est existant, d’autres moyens que l’interdiction générale et absolue sont à la disposition de l’autorité administrative pour maintenir l’ordre public ; que l’on fasse le parallèle avec d’autres situations de tensions sociales rencontrées en jurisprudence, telles les manifestations de partis politiques controversés, syndicats ou mouvements de supporters en termes de risque juridique de trouble à l’ordre public). Enfin, le juge administratif pourrait regarder une telle mesure comme portant intrinsèquement atteinte à la liberté d’expression et la liberté du commerce et de l’industrie de M. M’BALA M’BALA (ce qui pourrait paradoxalement, ouvrir à l’humoriste la voie des référés liberté et suspension des articles L.521-1 et -2 du Code de Justice Administrative).    

Par suite, seul un renversement de paradigme, donc de législation, pourrait permettre une interdiction totale, a priori, des nouvelles représentations de M. M’BALA M’BALA.

Il semble donc que le Ministère de l’Intérieur s’oriente davantage vers la publication d’une circulaire rappelant que l’autorité préfectorale devra, dans chaque région/département, apprécier le risque de trouble à l’ordre public en amont de chaque représentation donnée par M. Dieudonné M’BALA M’BALA, et, le cas échéant, interdire la représentation).

Un confrère (avocat de M. Dieudonné M’BALA M’BALA) rappelle toutefois dans la presse qu’à ce jour, si de nombreux maires ont déjà pris des arrêtés d’interdiction des spectacles de Dieudonné (pour un exemple voir cet article)  aucun spectacle de l’humoriste n’aurait concrètement été interdit en raison de trouble à l’ordre public (les arrêtés auraient tous été censurés, en référé, par le juge administratif) sans que l’on dispose toutefois des décisions jurisprudentielles (qu’il serait intéressant de consulter). On notera toutefois qu’une décision du Conseil d’Etat belge, sur la base d’un état du droit sensiblement similaire au notre, refuse l’interdiction préventive d’un spectacle de M. M’BALA M’BALA  au regard notamment de la liberté d’expression.

Au-delà du caractère juridiquement non-contraignant de toute circulaire non impérative (CE, 18 décembre 2002, Mme Duvignères, n°233618) il est fort probable que la circulaire qui sera prise dans les prochains jours par le Ministère de l’Intérieur n’apportera juridiquement rien de nouveau par rapport à l’état du droit existant en matière de mesure de police administrative.

Si d’aucuns considéreront qu’il est toujours bon de rappeler l’état du droit, les juristes constateront qu’il ne s’agira très certainement que d’une nouvelle pierre empilée sur l’édifice des textes juridiques non-contraignants.

En définitive, il est possible d’anticiper qu’une telle circulaire alimentera davantage les autorités médiatiques, que la doctrine juridique.

On regrettera toutefois que ce type d’annonces donnent paradoxalement une visibilité médiatique maximum aux individus et comportements qu’elles sont pourtant censées dénoncer (que l’on fasse le parallèle avec l’affaire dite « Leonarda », qui a récemment donné lieu au même type d’annonce).

Mise à jour 06/01/2014 : la circulaire annoncée a été publiée le 6 janvier 2014, la voici : Circulaire du 6 janvier 2014 du Ministère de l’Intérieur relative à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme – manifestations et réunions publiques – Spectacles de M. Dieudonné M’BALA M’BALA

Pierrick Gardien

Avocat Droit Public
Barreau de Lyon

Ligne directe : 07.64.08.45.41

pierrick.gardien@avocat-conseil.fr

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